J’ai manifesté le 1er juillet à Saigon
André Menras / Hồ Cương Quyết
Ce
matin était un de ces jours où la colère citoyenne s’exprime car
on ne peut plus la contenir. La colère contre une agression chaque
jour plus ouverte, plus profonde, plus humiliante, des autorités de
Pékin sur le Vietnam. En même temps que la colère, s’exprimait
le soutien patriotique déterminé des citoyens à ceux qui, parmi
les dirigeants, dans les différentes couches sociales, dans les
milieux populaires sont conscients de gravité de la menace et
veulent y faire barrage.
Manifester
à ce moment-là, c’était aussi pour moi une façon de rafraîchir
la mémoire aux hautes autorités de Hà Nội (Bộ Văn Hoá Thông
Tin, Cục Điện Ảnh… 1)
auxquelles j’ai remis il y a plusieurs semaines ma demande
renouvelée d’autorisation de diffuser au Vietnam le film
documentaire « Hoàng Sa
Vietnam : nỗi đau mất mát
» 2.
J’avais simplement réclamé que ce film, plus que jamais
d’actualité, soit au moins diffusé dans les deux espaces
culturels français à Hà Nội et Sài Gòn ainsi que par la
télévision de la province de Quảng Ngãi d’où partent les
pêcheurs victimes des agressions chinoises à Hoàng Sa. Malgré les
sourires amicaux lorsque j’ai remis les lettres en main propre au
secrétaire du ministre, à la directrice adjointe du Cục Điện
Ảnh ; malgré une franche entrevue de plus d’une heure avec
celle-ci en présence de son secrétaire, le silence a été la seule
réponse à mes sollicitations très mesurées et très déférentes,
pourtant soigneusement notées.
Cette
sorte de silence terriblement pesant qui empêche et interdit sans le
dire, vous donne l’impression qu’on joue avec vous comme le chat
joue avec la souris. Qu’on vous méprise.
La
technique est simple : quand il n’y a pas d’argument
logique, démocratique, à opposer à une question grave et
pressante, on laisse le temps opérer son effet d’usure. «
Cứt trâu hóa bùn ». Mais
de la boue renaît la fleur
souvent très belle et le coq continue de chanter même les pieds
dans le fumier ! On n’étouffe jamais définitivement les
vraies questions, on ne fait qu’augmenter la tension du ressort qui
jaillira un jour avec d’autant plus de force.
La
deuxième façon de refuser de répondre aux vraies questions, faute
d’arguments logiques et légitimes, c’est la politique de la
matraque. Comme la précédente, cette méthode ne fait que tendre le
ressort pour le rendre explosif. Ce que j’affirme dans tous les
cas, c’est que ces deux méthodes sont celles des faibles qui se
croient forts, des irresponsables, de ceux qui ont peur, voire des
lâches qui en tout cas ne méritent pas la responsabilité de
dirigeants politiques.
Ce
matin, j’avais donc préparé mes slogans en anglais et en
vietnamien sur un petit tableau magnétique acheté la veille dans
une librairie de la rue Nguyễn Huệ. Chacun sait bien qu’écrire
sur un tableau c’est la déformation professionnelle la plus
fréquente chez les anciens enseignants comme moi. Alors j’ai
écrit : « Chine : Le Monde déteste les
pirates ! »
« Chine pas un seul « chữ
vàng » pas un seul
«
tốt » pour les « ăn cướp » 3 ! »
« Chine : respectez la loi internationale, respectez le
peuple du Vietnam. » « Chine : retournez à Hai Nan.
Go Home ! » Je voulais exprimer le plus simplement
possible ma colère contre l’insolence des agressions
grandissantes mais aussi contre la mollesse que certains appellent
complicité ou lâcheté d’un noyau de dirigeants vietnamiens qui
décident sans partage de la vie politique et de l’avenir du pays.
Car, si la responsabilité essentielle de l’imminente tragédie
vietnamienne incombe sans aucun doute aux dirigeants annexionnistes
de Pékin, il faut aussi bien dire clairement que l’attitude
chinoise est le fruit d’un échec total de la politique de
soumission des « 16 en or »
et des « 4 bons »
que les membres dirigeants du Parti Communiste vietnamien ont
concédée à la pression de Pékin et imposée au peuple du Vietnam.
Les concessions inavouées, les arrangements privés, les affaires,
les complicités sur fond de corruption directe ou protégée ont peu
à peu livré à la Chine des espaces entiers de la vie économique,
du territoire terrestre et maritime de la patrie vietnamienne.
Jusqu’à la situation très critique où nous sommes aujourd’hui.
Une autre politique était possible. Une politique de clarté
démocratique, de paix mais de fermeté. Elle n’a pas été
possible faute de démocratie.
Ce
manque de démocratie, malgré des avancées notoires telles la toute
récente loi sur la mer adoptée par l’assemblée nationale
vietnamienne, est une chose évidente aux yeux de chaque Vietnamien
et du monde. Il affaiblit le pays sur fond de répression, de peur,
de corruption et le livre à Pékin pieds et poings liés en
empêchant l’expression de la seule force de dissuasion efficace,
la seule force vive patriotique : celle de l’action et du
contrôle populaire. Privé de cette force majeure, le Vietnam ne
sera plus bientôt que la sixième étoile du drapeau de Pékin.
C’est inéluctable s’il n’y a pas de changement de cap.
Malgré
les coups de téléphones amicaux mais dissuasifs de certaines
autorités reçus la veille, ce matin, avec mes jeunes vieux frères
de combat des années 70, nous sommes donc redescendus dans la rue,
cheveux grisonnants et rhumatismes taquins. Nous avons été comblés,
nous les vieux contestataires ! Rien n’était organisé. J’étais
quasiment le seul à avoir préparé des slogans. Nous avons vu
arriver des jeunes, des familles, à pieds ou à moto… Quelquefois,
même si l’on est persuadé d’avoir raison, on a besoin d’être
rassuré. Et la présence spontanée de ces centaines de personnes
nous a rassurés.
Nous
avons aussi pris la juste mesure de l’importance de notre modeste
action citoyenne à la qualité écologique de l’environnement
policier. L’herbe verte du Parc du 30 avril était jalouse des
palettes de vert des différents uniformes, du plus foncé au plus
clair en passant par le kaki… Toutes sortes de polices concentrées,
casques impressionnants, élégantes gapettes. Un vrai festival.
C’était très beau. Merci à eux.
Bien
sûr j’ai bien vu que mon petit tableau, maintes fois photographié
et commenté par téléphone, n’était pas le bienvenu. On m’a
menacé d’appeler l’immigration, ce qui m’a obligé à sortir
ma carte d’identité de citoyen vietnamien. Quatre ou cinq « đầu
trâu mặt ngựa » 4,
en civil, pareils à ceux que j’avais connus de près dans l’ancien
régime, surgissant de plusieurs côtés à la fois, ont essayé de
m’arracher mon précieux tableau. Mais le vilain vieillard que je
suis a résisté avec succès. Et nous avons pu repartir à travers
les rues et la circulation, escortés par une police cette fois
protectrice qui nous a accompagnés de près jusqu’à la rue Hai Bà
Trưng, à 100 m de Consulat chinois, juste à portée de voix pour
rappeler plusieurs fois aux représentants de Pékin que Hoàng Sa et
Trường Sa étaient vietnamiens. Puis nous sommes sagement repartis
jusqu’au point de départ pour dissoudre nous-mêmes la
manifestation. Avec émotion et, au fond du cœur, le sentiment du
devoir accompli. J’avais un peu l’impression de me trouver chez
moi, à la fin d’une manifestation, dans ma ville du sud de la
France. Une petite sensation de démocratie… et une réflexion :
après la loi patriotique sur la mer il faut prévoir la loi
démocratique sur le droit populaire à manifester. Les deux sont
liées, intimement.
Bien
sûr, quand j’ai quitté mes amis, je savais bien que je traînais
ma queue derrière moi. Une de ces queues à deux pattes avec une
oreille droite toute rouge à force d’y coller le téléphone. Mais
pour moi pas autant d’émotion qu’au début : cela aussi
commence à faire partie de l’écologie ambiante… Et cela serait
même amusant si les citoyens, déjà bien pressurés par la hausse
des prix ne devaient pas payer en plus des impôts pour entretenir
ces centaines de milliers de queues et d’oreilles improductives,
voire quelquefois destructrices…
André Menras Hồ Cương Quyết
Notes:
1Ministère de la
Culture et de l'Information, Département du Cinéma (relevant de ce
ministère)...
2Hoang Sa (Archipel
Spratley, La Meurtrissure), ce film est accessible sur de nombreux
sites : http://www.youtube.com/watch?v=yzESPBvwuyc,
http://www.youtube.com/watch?v=avGu-fCq2ZU,
http://www.youtube.com/watch?v=yEoAgT7lMMI...
3« Chữ vàng »,
« tốt » : « Mot d'or », « Bon »,
des « principes de camaraderie, d'amitié et de coopération
totale » que propose la Chine pour soumettre les dirigeants de Hà
Nội ; « ăn cướp » : brigand. C'est au nom de ces
« principes » que le Ministère de la Culture et de
l'Information impose à la presse vietnamienne le « silence
radio » chaque fois que la Chine commet des exactions.
4« đầu trâu mặt
ngựa » : gros bras (à tête de buffle, à visage de cheval)
Sources:
http://www.diendan.org/viet-nam/jai-manifeste-le-1er-juillet-a-saigon/
Vietnamese version
http://boxitvn.blogspot.fr/2012/07/toi-i-bieu-tinh-o-sai-gon-ngay-1-thang.html